vendredi 14 février 2014

Sur l’antisémitisme et la mort d’Ilan Halimi (février 2006)

Le 13 février 2006, le corps d’Ilan Halimi était découvert. Je reproduis ici, sans commentaire, l’éditorial que j’ai publié dans le mensuel juif L’Arche daté de mars 2006.
M. W. 









La douleur qui nous a frappés, à l’annonce de la mort horrible du jeune Ilan Halimi, était d’abord une douleur quasi familiale. Car Ruth Halimi, la mère d’Ilan, est une de nos collègues de travail. À l’Espace Rachi,­ le bâtiment parisien qui abrite les bureaux du FSJU, du CRIF, de plusieurs associations juives et de L’Arche­, la présence chaleureuse de Ruth Halimi est, depuis des années, un lien entre les divers locataires. C’est dire que nous avons tous été bouleversés, au-delà des mots, par ce qui est arrivé.
Vient cependant le moment où il faut placer des mots sur les sentiments. Des mots, et des questions.
Deux questions, en fait, auxquelles il faudra que l’enquête apporte des réponses:
- Ilan Halimi aurait-il été enlevé, s’il n’avait pas été juif?
- Ilan Halimi aurait-il été assassiné, s’il n’avait pas été juif?
Deux questions précises, dont chacune recèle le démon de l’antisémitisme.
Nous n’entendons pas répondre ici à ces questions.
Il y a, pour cela, des policiers et des magistrats; il y aura aussi des avocats et des jurés. Mais on doit, d’ores et déjà, alerter l’opinion contre les échappatoires que certains sont en train de préparer.
Laissons de côté, pour l’heure, les circonstances atténuantes sociologisantes, que l’on accorde si volontiers à des voyous, parce que banlieusards. Concentrons-nous sur ce mot, «antisémitisme», qui fait débat. Les médias s’interrogent gravement: un crime conçu pour des raisons crapuleuses («financières», dit le chef de la bande) peut-il être également un crime antisémite? Cela revient à se demander si le qualificatif «antisémite» est réservé aux adeptes du nazisme et aux fidèles de Maurras.
L’antisémitisme a des racines complexes, et pourtant il est aisé de le reconnaître dans la pratique, tout comme on reconnaît n’importe quel autre racisme. L’antisémitisme se manifeste lorsqu’une personne est (mal)traitée en raison de son «identité juive», réelle ou supposée. Les «Barbares» qui ont tué Ilan Halimi n’ont pas lu Drumont, ni Saint Jean Chrysostome? Certes. Les pogromistes russes des années 1880 n’étaient pas non plus des fins lettrés; étaient-ils moins antisémites pour autant?
Les membres du groupe des «Barbares», qui ont enlevé, torturé et tué Ilan Halimi, disent ne pas être antisémites. Peut-être sont-ils sincères: ils ont seulement des préjugés visant les Juifs, et nul ne leur a dit que ces préjugés étaient faux, ni qu’ils étaient répréhensibles. De tels préjugés existent-ils autour de nous, en d’autres lieux et chez d’autres personnes? À cette question, il est difficile, me semble-t-il, de ne pas répondre par l’affirmative. La société ne peut se défausser sur des marginaux d’un problème qui concerne tous les Français.
C’est la représentation du Juif qui est ici en cause, et l’ensemble des fantasmes qui lui sont associés. Une image du Juif (désigné comme tel, ou sous le transparent déguisement de «sioniste») est véhiculée, depuis plusieurs années, dans des milieux qui ne sont pas exclusivement musulmans ou africains. Ne pas le voir, ne pas en tirer les leçons, c’est s’apprêter à cautionner d’autres crimes encore.

jeudi 13 février 2014

Après la tuerie de Hébron (février 1994)

Le 25 février 1994, un Israélien d’origine américaine nommé Baruch (Baroukh) Goldstein, qui était un adepte du mouvement d’extrême droite fondé par Meïr Kahane, pénétra dans l’espace réservé à la prière musulmane au sein du Tombeau des Patriarches à Hébron et ouvrit le feu, tuant 29 personnes avant d’être lynché par la foule. Ce massacre suscita une vive émotion en Israël, dans les territoires palestiniens et dans le monde entier. 
Voici l’éditorial que j’ai consacré à cet événement, au lendemain des faits, dans le mensuel juif français L’Arche. Je n’ai pas changé un mot au texte, sauf la transcription du prénom hébraïque de Goldstein sous la forme «Baruch», qui est consacrée par l’usage. Des notes informatives ont été ajoutées.
M. W. 



«Tu ne tueras pas»

Examen de conscience 

par Meïr Waintrater
Editorial de L’Arche, avril 1994
Il ne suffit pas de condamner la tuerie de Hébron. Il faut se demander comment cela a été possible


Si personne, ou presque, n’a osé justifier le massacre de Hébron 
[1], il s’est trouvé des Juifs pour présenter, face à la réprobation générale, un étrange argument. Voyez, disent-ils, les crimes commis par les défenseurs de la cause palestinienne, le terrorisme aveugle de Munich [2] et de Maalot [3], les attentats de Copernic [4] et de la rue des Rosiers [5], et l’assassinat de civils israéliens avant et après le geste de Baruch Goldstein [6]… Beau raisonnement, en vérité. L’Etat juif doit-il, pour mieux marquer son insertion au Proche-Orient, s’aligner sur les comportements qu’il n’a cessé de dénoncer, et faire du terrorisme anti-arabe une arme légitime? Ses dirigeants devraient-ils ne pas s’arrêter en si bon chemin et, dans la foulée, abolir en Israël le régime démocratique, pourchasser les opposants, cesser de respecter les Droits de l’homme et interdire le pays aux infidèles? Cette démonstration par l’absurde devrait suffire à nous convaincre qu’il faut mettre fin, au plus tôt, à une apologétique mal placée. Toute tentative pour expliquer l’abomination en la situant «dans son contexte» ne peut que causer du tort à Israël, car elle enferme celui-ci dans un «contexte» de fanatisme et de violence que ses fondateurs ont toujours refusé.
Au cours de la guerre d’Indépendance, en 1948, Nathan Alterman – poète quasi-officiel de l’establishment sioniste – fut informé d’un cas où des combattants juifs s’étaient conduits de manière inadmissible envers la population civile arabe. Il en fit le sujet d’un poème violent et ému intitulé «Al zot» (Pour cela), où il dénonçait le comportement des militaires. Le poème fut d’abord interdit par la censure. Mais lorsque David Ben-Gourion en prit connaissance, il donna l’ordre de le diffuser dans toutes les unités du jeune Etat.
En agissant ainsi, Ben-Gourion n’obéissait pas seulement à un impératif moral; il défendait les intérêts véritables d’Israël. Car un peuple qui ne sait pas respecter, jusque chez ses adversaires les plus acharnés, la valeur de la personne humaine, ce peuple-là ne sera jamais libre. A l’instant où nous sommes infidèles à l’éthique – non pas seulement à l’éthique juive, mais à ce sentiment de justice qui fait partie du patrimoine universel –, c’est nous-mêmes que nous affaiblissons. Voilà pourquoi on ne saurait mettre en balance les atrocités des uns avec les atrocités des autres. Dans cette sordide comptabilité des victimes que l’on prétend nous faire tenir, les victimes palestiniennes de Baruch Goldstein sont au passif, aux côtés des victimes juives du Fatah et du Hamas.
Il est vrai que certains – Arabes ou pas – ont été aussi prompts à dénoncer l’attentat de Hébron qu’ils avaient été réticents à condamner les attentats commis contre des Juifs. Il est vrai aussi que des circonstances diverses, telles que l’éducation de Baruch Goldstein ou le climat de tension qui règne dans les territoires, ont influé sur ce geste criminel. Mais tout cela ne change rien à notre attitude de principe. Autant nous pouvons nous dissocier de certaines condamnations lorsqu’elles sont formulées par d’autres, autant la condamnation que nous portons doit être sans équivoque. On ne peut admettre que ceux qui ont jadis justifié les crimes de Maalot et de Munich, et qui font encore preuve d’indulgence envers le terrorisme antijuif en Israël ou ailleurs, réservent leur indignation au seul crime de Hébron; mais on ne saurait davantage, lorsqu’on a condamné Munich et Maalot, trouver des circonstances atténuantes au crime de Hébron.
En réalité, s’il est un enseignement à tirer de l’affaire de Hébron, c’est que les Juifs, laissés à eux-mêmes, sont des hommes comme les autres, capables du meilleur et du pire. Bien des Juifs s’étaient naïvement accordé une présomption générale d’innocence selon laquelle, s’ils pouvaient mal faire, ils ne pouvaient faire le mal. Voici, s’il en était besoin, la preuve du contraire. Les Juifs n’ont pas dans leurs gènes la rectitude ou la cupidité, la compassion ou la cruauté. Il ne suffit pas non plus de naître dans une famille pratiquante, ou d’étudier dans une yéshiva, ou d’adhérer à la plus stricte orthodoxie pour avoir un comportement éthique: à qui en douterait encore (les exemples contraires ne manquaient pourtant pas, en Israël comme dans les communautés diasporiques), le cas de Baruch Goldstein offre une illustration éclatante. On ne saurait compter sur un mystérieux gyroscope moral qui nous ferait échapper au yetser hara, ce penchant au mal qui fait partie de l’âme humaine. Si l’on veut prémunir les Juifs contre le mal, il importe de créer des conditions où ils ne seront pas tentés de le commettre, et cela est principalement l’affaire des politiques. Reste le point de vue moral, qui nous concerne tous.


Le Tombeau des Patriarches, à Hébron (photo Wikimedia Commons)

A la suite de l’attentat de Hébron il y a eu, et il y aura encore, des événements de toute sorte, des regrets publics et des commissions d’enquête [7], des réalignements politiques et des va-et-vient internationaux, et hélas de nouvelles actions terroristes déguisées en actes de vengeance. Rien, cependant, ne nous dispensera de faire notre examen de conscience collectif sur ce qui est sans doute, selon l’expression du président Ezer Weizman [8], «la pire chose qui nous soit arrivée dans l’histoire du sionisme»: le moment où un homme, juif et israélien, s’est cru autorisé, au nom du judaïsme et du sionisme, à assassiner des dizaines de ses semblables pour la seule raison qu’ils étaient musulmans et palestiniens.
Aux temps anciens, lorsque le corps d’une victime était trouvé près d’une cité juive – ce qui signifiait que le meurtrier inconnu avait pu être un Juif –, les dirigeants de la ville accomplissaient un rite de purification connu sous le nom de egla aroufa, au cours duquel ils prononçaient la phrase: «Nos mains n’ont pas versé ce sang». Le rite n’avait pas valeur d’expiation: l’assassin demeurait coupable, et il devait être châtié aussitôt découvert. Il était évident, par ailleurs, que les dirigeants de la ville n’étaient pas soupçonnés d’avoir eu part au meurtre. Mais on pouvait leur reprocher de ne pas avoir fait le nécessaire pour prévenir le crime, par exemple en refusant abri ou protection à la victime, et c’est de ce soupçon-là qu’ils devaient s’affranchir. La formule rituelle ainsi répétée était donc, en même temps qu’une répudiation de l’acte récemment commis, un engagement collectif à créer les conditions pour que de pareils crimes ne se reproduisent pas, et un avertissement à d’éventuels assassins qu’ils ne trouveraient, parmi leurs concitoyens, ni soutien ni compréhension. Dans notre cas, les victimes sont connues, et l’assassin également. C’est la communauté dont ce dernier est issu – et, quels que soient notre chagrin et notre colère, nous ne pouvons le nier, il est des nôtres – qui doit tirer les leçons d’un pareil crime.
Il faut saluer, à cet égard, le geste des dirigeants israéliens et des responsables juifs dans le monde, qui ont non seulement condamné l’attentat mais présenté leurs excuses aux victimes ainsi qu’aux communautés arabes et musulmanes. Ce geste inhabituel (combien a-t-il fallu attendre pour que des voix autorisées assument, et avec quelles réserves, la part de la France dans les crimes de la collaboration [9], dont la République n’était pourtant pas plus directement coupable que l’Etat juif ne l’est de l’acte de Baruch Goldstein? et combien faudra-t-il attendre pour que des dirigeants palestiniens expriment leurs regrets au sujet du terrorisme anti-israélien et anti-juif commis pourtant à leur initiative?), ce geste-là est à l’honneur du peuple juif, et il doit reléguer dans l’oubli les quelques propos discordants qui se sont malheureusement fait entendre ici ou là. Tout comme est à l’honneur de la démocratie israélienne le travail de la commission d’enquête qui, même (ou: surtout?) lorsqu’elle met en cause le comportement de divers responsables israéliens, permet de préciser les normes morales qui fondent l’Etat sioniste. 
Le peuple juif tout entier doit être solidaire d’Israël, comme il l’a été en d’autres épreuves, et il doit répéter lui aussi: «Nos mains n’ont pas versé ce sang». Lorsque nous dénonçons ce crime en tant que Juifs, nous nous affirmons non pas solidaires de ce qui a été commis mais responsables d’éviter que cela ne se reproduise. Nous devons, pour cela, mettre fin à une bonne conscience benoîte que les prophètes d’Israël dénonçaient déjà et qui est, peut-être, notre pire ennemi. Nous devons reconnaître qu’il y a, parmi les Juifs (en Israël, mais pas seulement en Israël; aux Etats-Unis, mais pas seulement aux Etats-Unis), des boutefeux et des exaltés, des racistes et des assassins en puissance. Ils ne sont pas plus nombreux qu’au sein des autres peuples – ils le sont même, j’ose l’espérer, un peu moins –, mais ils existent. 
Baruch Goldstein n’est pas seulement le produit d’une sous-culture américaine de la violence; il est aussi le produit d’une sous-culture juive du fanatisme. La question n’est pas de savoir comment il a agi, ni quelles furent exactement ses motivations personnelles; un autre, animé d’intentions semblables, se serait comporté d’une manière différente et tout aussi apparemment imprévisible. La vraie question consiste à identifier en notre sein la pulsion d’inhumanité qui a pu rendre possible un pareil geste. Cet examen de conscience, nous le devons à tous les hommes de bonne volonté dont le soutien n’a jamais failli et qui vivent ces heures dans la même consternation. Et nous le devons à cette image du peuple juif que chacun de nous, à sa manière, porte en soi, et dont le crime de Hébron est le déni absolu. 



NOTES
1. Hébron: dans cette ville de Cisjordanie se trouve un grand bâtiment qui, selon la tradition juive, contient le tombeau du patriarche Abraham, de sa femme Sarah, ainsi que d’Isaac, Jacob, Rébecca et Léa. Comme il s’agit là des ancêtres du peuple juif, et que d’autre part cette tradition a été entérinée par l’islam, le «Tombeau des Patriarches» est devenu un lieu saint pour les deux religions. Depuis 1967, l’accès à ce lieu est réglementé par les autorités israéliennes de sorte que juifs et musulmans peuvent s’y rendre séparément et sans risque d’affrontement. Baruch Goldstein a pu accéder à l’espace de prière musulman, où il a commis le massacre, parce qu’il portait son uniforme israélien de médecin de réserve.  
2. Le 5 septembre 1972, lors des Jeux Olympiques de Munich, un commando palestinien qui s’était introduit dans le village olympique attaqua la délégation israélienne durant son sommeil. Au cours de l’attaque et de la prise d’otages, 11 sportifs israéliens furent tués. 
3. Le 15 mai 1974, au petit matin, un commando palestinien venu du Liban prit le contrôle d’une école dans la petite ville israélienne de Maalot, après avoir tué 4 personnes en chemin. Dans l’école dormaient des écoliers venus en excursion; 22 enfants furent tués lors de la prise d’otages. 
4. Le 3 octobre 1980, un attentat à la bombe contre la synagogue de la rue Copernic à Paris fit 4 morts et 20 blessés. L’attentat fut d’abord attribué à une organisation d’extrême droite, mais très vite il apparut que l’origine était proche-orientale. Nul n’a été traduit en justice pour ce crime (une procédure d’extradition est en cours avec le Canada).
5. Le 9 août 1982, une fusillade contre le restaurant juif Goldenberg, rue des Rosiers à Paris, fit 6 morts et 22 blessés. Une organisation palestinienne fut désignée comme responsable de l’attentat, mais les coupables n’ont jamais été interpellés. 
6. Durant les cinq mois qui se sont écoulés entre la signature des accords israélo-palestiniens d’Oslo (septembre 1993) et le massacre de Hébron, 23 attentats palestiniens ont été commis (dont 9 revendiqués par le Hamas, 4 par le Jihad islamique et 3 par le FPLP), faisant 29 morts israéliens. Au cours de douze mois qui suivront le massacre de Hébron, on dénombrera 33 attentats, qui feront 92 morts.
7. La commission d’enquête présidée par le président de la Cour suprême, Meïr Shamgar, rendra le 26 juin 1994 un rapport dont il ressort que le massacre (qualifié de crime «ignominieux» et «impardonnable») était l’œuvre d’un homme isolé et que rien ne permettait de le prévoir. Le rapport critique par ailleurs l’organisation des services de sécurité israéliens et préconise divers changements dans la situation à Hébron, notamment au Tombeau des Patriarches. Le texte anglais du rapport est disponible en ligne:http://www.mfa.gov.il/mfa/aboutisrael/state/law/pages/commission%20of%20inquiry-%20massacre%20at%20the%20tomb%20of%20the.aspx 
8. La condamnation, au sein de la vue publique israélienne, est pratiquement unanime. Le premier ministre, Itzhak Rabin, déclare solennellement devant la Knesset que Goldstein et ses pareils n’appartiennent ni «à la communauté d’Israël» ni «au mouvement sioniste». Les chefs de l’opposition de droite, à commencer par Benyamin Netanyahou, expriment une condamnation sans nuance, de même que les grands rabbins d’Israël et que la majorité du mouvement des implantations dont se réclamait Goldstein. Seules quelques voix discordantes se font entendre dans les milieux extrémistes. Quant au parti dont se réclamait Baruch Goldstein, le Kakh (initiales hébraïques de «Kahane à la Knesset», du nom du fondateur du mouvement, Meïr Kahane, qui entre-temps avait été assassiné en 1990 par un Egyptien lors d’une conférence publique à New York), il est interdit par le gouvernement sur la base de la législation anti-terroriste. Cela n’empêchera pas les héritiers de Kahane de poursuivre une activité politique – très minoritaire, certes, mais nuisible. Et la tombe de Goldstein deviendra un lieu de recueillement pour quelques ultras.
9. Cet article a été écrit au début de l’année 1994, donc un peu plus d’un an avant les paroles prononcées le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac, fraîchement élu président de la République, lors de la commémoration de la Rafle du Vél d’Hiv où quelque treize mille Juifs furent arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 par la police française et livrés aux Allemands: «Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français.» 

samedi 14 décembre 2013

Edwy Plenel et la fausse «lettre de Mandela»

S’exprimant en direct depuis la Jordanie, où il participait à une rencontre d’une ONG vouée au «journalisme d’investigation», Edwy Plenel a consacré un billet, diffusé le 11 décembre 2013 dans «Les Matins de France Culture», à Nelson Mandela [1]. Il a longuement cité une lettre adressée en 2001 par Nelson Mandela au journaliste américain Tom Friedman, dans laquelle le dirigeant sud-africain condamnait sévèrement l’attitude d’Israël envers les Palestiniens. 

Le problème est que cette lettre est un faux. Son véritable auteur, un journaliste palestinien vivant aux Pays-Bas nommé Arjan el-Fassed, ne s’en est d’ailleurs jamais caché: il entendait utiliser le genre littéraire de la fausse lettre, afin d’accuser Israël de pratiquer envers les Palestiniens  une forme d’apartheid.

Cependant, la prétendue «lettre à Friedman» a circulé sur des forums Internet militants où elle a été présentée comme une parole authentique de Mandela. Jusqu’à ce qu’en 2002 les journalistes du quotidien israélien Haaretz s’adressent à la présidence sud-africaine, et découvrent le pot aux roses [2]. Tout le monde sait aujourd’hui que, non seulement cette «lettre» n’a pas été écrite par Nelson Mandela, mais elle ne représente en rien les positions du dirigeant sud-africain sur le conflit israélo-palestinien [3]


Julien Salingue, l’un des principaux porte-parole de la «cause palestinienne» en France, résume bien les choses quand il écrit sur son blog, le 6 décembre 2013: «Il ne s’agit pas ici de transformer Mandela en héraut du combat pour les droits nationaux des Palestiniens, même s’il n’a jamais fait mystère de son soutien à la lutte contre l’occupation israélienne. Mandela a toujours été, sur ce terrain, beaucoup plus en retrait que l’archevêque Desmond Tutu, qui depuis de longues années soutient la campagne internationale de boycott de l’État d’Israël, qu’il qualifie, à l’instar d’autres dirigeants sud-africains, d’État d’apartheid. Tel n’est pas le cas de Mandela, contrairement à ce que croient ceux qui ont pris pour argent comptant un “Mémo de Nelson Mandela à Thomas Friedman” dénonçant “l’apartheid israélien”, qui est en réalité un exercice de style rédigé par Arjan el-Fassed» [4].

Edwy Plenel figure donc parmi «ceux qui ont pris pour argent comptant» la prétendue «lettre de Mandela». Plus de dix ans après que la fausseté de celle-ci a été démontrée par les journalistes israéliens, il continue de la citer comme parole d’Evangile. Or non seulement le document auquel il se réfère est un faux, mais son contenu ne représente pas – comme le souligne le militant pro-palestinien Julien Salingue – les positions véritables de Mandela sur le sujet [5].

Edwy Plenel, participant en Jordanie à une conférence vouée au «journalisme d’investigation», aurait là un bon sujet d’étude sur la valeur de l’investigation en matière journalistique: comment ne pas s’appuyer sur des faux documents, comment distinguer – chez les autres, et éventuellement chez soi-même – l’analyse des faits et la passion militante [6]. Bref, une réflexion sur un thème qui devrait être cher au cœur des journalistes: la vérité.


NOTES

2. L’auteur de la «lettre», Arjan el-Fassed, raconte cela lui-même sur son blog: http://arjansweblog.blogspirit.com/mandela_memo
3. Sur ce que Nelson Mandela pensait d’Israël, nous disposons du témoignage d’Abe Foxman, qui participa à la rencontre entre Mandela et les dirigeants juifs américains, à Genève en 1990 (Mandela avait été libéré de prison peu de temps auparavant, et entamait le processus qui devait conduire à la fin de l'apartheid): «Lors de notre rencontre, Mandela exprima non seulement son soutien sans équivoque au droit d’Israël à exister mais aussi son profond respect pour ses dirigeants, parmi lesquels David Ben-Gourion, Golda Meïr et Menahem Begin. Il nous assura également qu’il soutenait le droit d’Israël à la sécurité et son droit de se protéger contre le terrorisme.» http://blogs.timesofisrael.com/how-mandela-won-over-the-jewish-community/ 
En octobre 1999, Nelson Mandela, qui avait quitté quelques mois plus tôt la présidence de l'Afrique du Sud, visita les pays du Proche-Orient. Lors de son séjour en Israël, il déclara au terme d'une longue rencontre avec le ministre des affaires étrangères David Lévy: «Selon moi, les discours sur la paix restent creux tant qu’Israël continue d’occuper des territoires arabes. (…) Je ne peux pas imaginer qu’Israël se retire si les Etats arabes ne reconnaissent pas Israël à l’intérieur de frontières sûres.» http://www.washingtonpost.com/wp-srv/aponline/19991019/aponline113258_000.htm
4. Voir le blog de Julien Salingue (par ailleurs très hostile à Israël):
http://resisteralairdutemps.blogspot.fr/p/comme-la-rappele-pierre-haski-de-rue89.html 
5. Le journal en ligne (activement anti-israélien) MondoWeiss défend la thèse bizarre selon laquelle ce sont les pro-israéliens inconditionnels qui diffusent la thèse selon laquelle Nelson Mandela aurait accusé Israël de pratiquer l’apartheid, et ce afin de porter atteinte à l’image de Nelson Mandela:
http://mondoweiss.net/2013/12/apologists-discredit-apartheid.html 
6. La réapparition de cette prétendue «lettre», au lendemain de la mort de Nelson Mandela, est significative de l'état d’esprit régnant dans certains milieux où l'activisme anti-israélien va de pair avec l'ignorance des faits. Voir, par exemple, ici: http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Gilles_Devers.061213.htm

jeudi 5 décembre 2013

Un regard juif sur l'islamophobie



Ce texte est un des «témoignages» inclus dans le Dictionnaire de l’islamophobie, sous la direction de Kamel Meziti (Bayard Editions, septembre 2013). 


Pourquoi mettre l'accent sur les préjugés visant spécifiquement les musulmans, au lieu de se contenter de dénoncer le racisme en général? La réponse tient à la nature des mécanismes qui sont à l'œuvre. Dans les discours contre l'islam et les musulmans qui abondent aujourd'hui il y a, certes, de la xénophobie ordinaire et du racisme au sens le plus banal du terme. Mais il y a surtout des sentiments troubles, face à des croyances et des pratiques religieuses dont le public se voit offrir une image adultérée, et face à une constellation planétaire qui associe des éléments réels à des visions fantasmagoriques. 

Le musulman est tout à la fois l'étranger qui vient manger notre pain et le milliardaire qui rachète nos clubs sportifs, le voisin de palier et l'émir qui appelle à la guerre sainte. Si la proximité suscite souvent l'amitié, le mélange du proche et de l'inconnu risque d'engendrer, en un temps propice aux crispations identitaires comme aux divagations géopolitiques, une hostilité irraisonnée. La malveillance devient alors multiforme, depuis les discriminations à l'emploi ou au logement jusqu'aux profanations et aux agressions, en passant par les théories attribuant à l'islam une essence cruelle et sanguinaire.

Pour décrire un phénomène aussi complexe, il faut un terme propre. Celui d'islamophobie est désormais consacré par l'usage. Quand nous employons ce mot, cependant, nous devons être attentifs aux réticences exprimées par des gens qui, tout en condamnant fermement les attaques contre l'islam et les musulmans, refusent que l'on confonde l'islamophobie avec la lutte contre des fautes ou des crimes commis au nom de l'islam. Or, défendre la liberté d'expression (y compris le droit au blasphème et à la caricature), protéger les valeurs républicaines contre les atteintes à la laïcité et aux droits des femmes, prévenir et réprimer des actions violentes sur le territoire national ou ailleurs, sont autant de positions a priori légitimes. C'est l'instrumentalisation de ces positions, pour s'en prendre indistinctement à l'islam et aux musulmans, qui est inadmissible et doit être résolument combattue.

Ne nous laissons donc pas piéger par les mots. Le terme d'islamophobie ne renvoie pas à une controverse au sujet de l'islam, mais à une mise en accusation systématique des musulmans, en tant que collectivité ou en tant que personnes – tout comme le terme d'antisémitisme a été inventé par des agitateurs antijuifs, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, pour persécuter non pas d'hypothétiques «sémites» mais les Juifs et eux seuls. L'islamophobie et l'antisémitisme, qui diffèrent par les conditions historiques de leur développement et par leurs logiques internes respectives, ont ceci en commun que la mise en cause des individus y est dialectiquement liée à la représentation paranoïaque d'une collectivité. 



Il n'en découle nullement que l'islamophobie serait «l'antisémitisme de notre temps». D'une part, l'antisémitisme continue d'exister indépendamment de l'islamophobie; les antisémites ne sont pas tous islamophobes, et les islamophobes ne sont pas tous antisémites; les victimes de l'antisémitisme ne sont pas nécessairement vaccinées contre l'islamophobie, et les victimes de l'islamophobie ne sont pas nécessairement vaccinées contre l'antisémitisme. D'autre part, l'interprétation simpliste selon laquelle le musulman prendrait la place du juif, dans une même situation victimaire engendrée par d'obscures forces politiques ou sociales, conduit à ignorer la singularité de chacune de ces deux obsessions et les caractéristiques des deux groupes humains impliqués. Le mal est sérieux, et on doit l'affronter sans tomber dans un confusionnisme trompeur. 

A-t-on le droit de débattre de l'islam, en tant que religion ou en tant que communauté? Oui, bien sûr, comme on a le droit de débattre du christianisme, du judaïsme, et de beaucoup d'autres choses encore. Et pourvu que le débat ait lieu dans un esprit d'ouverture et de respect mutuel. A-t-on le droit de critiquer des paroles ou des actes qui sont le fait de musulmans? Oui, bien sûr, au même titre que la critique s'exerce envers des chrétiens, des juifs, etc. Et pourvu que la critique soit motivée par les paroles et les actes des hommes concernés, non par leur appartenance vraie ou supposée. 

La pratique du dialogue est, à cet égard, le meilleur antidote au poison de la suspicion et de la crainte. A une condition cependant, qui est à mes yeux impérative: que jamais on ne s'autorise à interpeller un musulman sur ce qu'ont fait d'autres musulmans. Demander à un musulman de se justifier ou de s'excuser sur des sujets tels que l'islamisme et l'intégrisme, comme s'il avait lui-même des comptes à rendre, est un procédé indigne. Si des musulmans veulent intervenir à ce propos (et je conçois qu'ils le veuillent, parce qu'ils sont souvent les premières victimes des extrémismes se revendiquant de l'islam, et parce qu'ils risquent d'en subir les retombées un jour ou l'autre), c'est à eux d'en décider, et sans pressions extérieures.

Le combat contre l'islamophobie prend ici tout son sens. En marquant nettement la frontière entre, d'une part, les désaccords ou les conflits qui peuvent nous opposer à certains musulmans, et d'autre part le respect auquel ont droit l'islam et les musulmans dans leur ensemble, nous adressons un message clair aux fauteurs de haine, de quelque bord qu'ils soient. Nous précisons ce qui distingue le licite et l'illicite, la rencontre et la discrimination, les identités librement assumées et les passions totalitaires. Et nous affirmons – pour paraphraser un propos déjà ancien – que tant qu'un musulman se sentira menacé pour la seule raison qu'il est musulman, aucun citoyen ne sera en sécurité.

Meïr Waintrater